vendredi 3 février 2012

Marcel Humbert c’est mon père. Il reste inscrit dans ma mémoire d‘enfant debout devant une grande table à dessein couverte de chiffres, de calculs « faits à la main » .Il était en effet le bâtisseur infatigable de quantité d’immeubles d’habitation parsemant tout Alger.. On peut dire que c’est lui qui a lancé le béton armé à Alger.
 
Né à Berrouaghia avec le siècle ( le vingtième ) dans une famille de bâtisseurs,, il continuait avec fougue la lignée. Tenez, c’est lui qui a construit les immeubles qui bordent le Forum, devant le Gouver nement Général, des immeubles qui ont donc vu les évènement de Mai 58, qui ont renvoyé l’écho de nos colères, puis de nos joies, et enfin du « Je vous ai compris » qui scellait notre arrêt de mort…
Et c’est lui aussi qui avait construit en 1930 le plus haut immeuble de France, à l’époque et pour plus de vingt ans encore, le 12 rue de Mulhouse, quinze planchers de béton armé que Le Corbusier aimait à venir visiter, et où j’ai passé les dix huit premières années de ma vie.
 
Ses parents s’étaient rencontrés sur la piste du grand Sud où l’entreprise de mon grand père , avec celle de son frêre et d’autres encore, traçait et construisait la route qui mène d’Alger vers le Sud et traverse toute l’Afrique…en commençant par Berrouaghia, justement, avant d’avancer lentement vers Djelfa, Laghouat….. Il s’agissait de tracer, puis d’empierrer, de stabiliser, de couper, de construire…toujours plus loin…
Les entrepreneurs et les ouvriers vivaient sur le chantier. Ils s’y mariaient, ils y mouraient, ils y enfantaient. La tante de mon père y avait mis au monde un petit garçon, entre Boghari et Guet es Stel , et ce petit garçon souffrait de la variole, La maman de mon père, alors jeune fille, était partie de son Médéa natal et confortable pour aider à le soigner, Horizon sans fin, alfa, soleil brulant ,ou froid qui glace….lourd parfum du thym sauvage, , chevauchées , hommes qui luttent dans la liberté…Elle en était revenue fiancée, puis mariée.
 
Berrouaghia a bénéficié de ce chantier permanent, de cette avancée vers le Sud . Les échanges entre le Nord et le Sud se faisaient dans ses portes…Marcel Humbert raconte tout cela dans un petit ouvrage écrit pour que nous en gardions la mémoire, et qui vient de recevoir le Prix Litteraire du Cercle Algérianiste ( Edition « Mémoire de notre Temps« ). Oui, cet entrepreneur n’a pas craint d’entreprendre un ouvrage nouveau, littéraire maintenant, pour que la mémoire de cette épopée française demeure. Il l’intitule :« Le Chant de l’Alouette ». Pourquoi un tel titre ? Ecoutons le:
…« une alouette, cachée dans la vigne, tout prés de moi, s’est élevée d’un seul trait, et, immobile dans le ciel, ses ailes palpitant dans son extase, chantait pour tout le pays le plus beau cantique d’amour et d’espérance qui se puisse concevoir…Je retrouvai alors toute la séduction et la grandeur d’une terre morte qui reprend vie grâce à un effort humain, et le coeur rasséréné je descendai vers la ferme… »
 
Voici traduite toute la force des pionniers; l’espérance profonde des pionniers, ceux qui croient en l’avenir et pensent que la grandeur trouve sa force dans l’effort, un effort humain, l’effort des créateurs. C’est bien là l’esprit pionnier qui animait nos générations. Et nous avait fait entreprendre la renaissance de ces terres abandonnées, incultes, trés dures..Une mission si belle à remplir pour un ensemble de peuples chrétiens, menés par des français, Ils ont, je pense, poussé trés loin, non pas jusqu’au bout, ils en ont été empéché, mais trés loin. Ils ont lançé cette terre d’Algérie dans le monde contemporain.
 
«  Mon pays natal, écrit l‘auteur, porte un nom arabe, Berrouaghia, que les européens ne prononcent pas facilement, mais qui, une fois traduit en français, « le pays des asphodèles« , évoquerait volontiers un paysage aux couleurs chatoyantes. Encore faudrait-il que cette plante portât des fleurs. Les peuples de l’antiquité aimaient, paraît-il, beaucoup cette plante qui avait la réputation de plaire aux morts. Aussi en semaient-ils sur les tombes. Cette préférence n’est pas réjouissante; et par ailleurs les différentes espèces sont plus ou moins belles. Mais, à Berrouaghia, on lui préférait nettement toutes les autres fleurs des champs. Au printemps les asphodèles brandissent, au bout d’une longue tige rigide, un petit bouquet blanc et rose, insignifiant au milieu des modestes coquelicots. En somme, dans le pays même qui se pare de leur nom, les asphodèles ne devaient leur notoriéte qu’à leur nom. C’était par dérision qu’on appelait cette région « pays des asphodèles ». On ne pouvait rien en tirer. Et jusqu’au milieu du dix-neuvième siècle elle n’était qu’un lieu de passage.. Le gouvernement Français décida d’étendre la colonisation au delà de l’AtlasTellien, malgré le climat plus rude que sur le versant nord de cette chaine de montagnje. La route qui atteignait Médéa serait poussée vers le Sud et le chemin de fer suivrait sans tarder. Quelques villages de colonisation jalonneraient ces voies de communication. Le pays des asphodèles était le premier intéréssé par ces mesures et, sur le plateau, on implanta un village qui aurait comme rue principale la route elle-même et porterait le nom fleuri de la région. Le plan du village consista en un quadrillage de rues larges et droites, bordées de trottoirs spacieux et dallés autour d’une vaste place publique qui contenait en son centre l’église préalablement construite. Devant l’église un petit jardin public avec des arbres d’essence métropolitaine, puis une piste de danse. Derrière, des espaces en terre battue pour jeux et distractions diverses. Des plantations d’arbres dans les rues donnèrent, malgré l’apparence austère du pays , une physionomie assez agréable au village. Bien entendu une adduction d’eau convenable et un réseau d’égout complétèrent l’installation. Les cultures ne paraissaient pas avoir un trés grand avenir dans cette région aride. Par contre la situation géographique, à la porte du Sud immense, prométait une activité commerciale considérable. La construction de la route vers le Sud peupla bientôt Berrouaghia de ceux qui y travaillaient. Le chemin de fer qui y arriva aux environs de mille huit cent quatre vingt dix en fit une tête de ligne importante et donna au village son aspect definitif de gros bourg de fonctionnaires et de commerçants. Ses magasins regorgeaient de grains et de produits sahariens. Des meules monumentales d’alfa s’élevaient et disparaissaient comme par enchantement sur les quais de sa gare. Ses rues n’étaient plus assez larges pour contenir les caravanes. Les chariots qui s’y croisaient, les grognements guturaux des chameaux, les claquements de fouet des charretiers accompagnaient gaiement l’activité fébrile de toute une population.
« Ce pays des asphodèle était un plateau adossé au Nord à une montagne qui lui faisait un paravent de trois cents mètres de hauteur empêchant ainsi l’air humide et vivifiant de la mer d’arriver jusqu’à lui. Les bords de ce plateau se relevaient dans toutes les autres expositions suffisamment pour en faire une cuvette. Les terres les plus riches étaient, comme le village lui-même, au fond de cette cuvette, et les cultures que l’on tentait d’y faire se trouvaient trés exposées aux gelées tardives du printemps. Il fallait donc supprimer la vigne dans les bas-fonds et aller la planter sur les crêtes où les gelées tardives sont moins efficaces. Ces vignes de crêtes, à plus de mille mètres d’altitude formaient la lisière sud des terres cultivées de la région, et par conséquent de tout le department. Quand on y arrivait, il n’y avait plus de voisin, plus de clôture, pas de montagne ou de fleuve non plus, mais on avait bien l’impression que rien désormais ne pouvait s’opposer à une incursion de notre part vers le centre de l’Afrique. Je ne me privais donc pas de ce plaisir, tout au moins en rêve, et mon regard plongeait sans hésitation vers ces pays qui, à l’époque, étaient encore pleins de mystère.
« Quand je m’installais sur le versant sud j’essayais de distinguer, au petit jour, l’arivée lointaine d’un convoi de rouliers dont la lenteur s’accordait si bien avec la sérénité du paysage, en plein soleil. Je suivais le jeu d’un petit nuage blanc, dit de chaleur, qui promenait la tache violette de son ombre sur l’ocre des collines dénudées. Cette contemplation m’élevait au dessus des contingences humaines et je ne m’en arrachais que difficilement…. »
 
C’étaient ces rouliers qui partaient d’Alger avec leurs lourds chargements de matériaux et qui s’enfonçaient vers le sud. Louis Bertrand, de l’Académie Française, alors professeur au lycée d’Alger décrit tout cela dans son ouvrage « Le sang des races ».Par cette longue procession de chariots lourdement chargés la France et donc la civilisation occidentale s’enfonçait vers le centre de l’Afrique et mon père le ressentait. Par cette route il était venu au monde et la France lui confiait sa mission de bâtisseur….
 
« Pays de contraste et d’opposition, le village l’était aussi bien dans son comportement social que dans ses aspects naturels. Depuis trente ou quarante ans que le village existait les différentes communautés s’étaient groupées dans son sein par affinité raciale et vivaient bien séparément, sans s’ignorer. Le seul fait d’exister en même temps sous le même ciel suffisait pour créer une unité qu’il était inutile de consolider d’une autre façon. La compréhension mutuelle ne posait pas de problème puisque chacun était persuadé qu’elle viendrait en son temps et sans effort. Dans ces quadrilataires de construction dessinés par les rues on trouvait, là un véritable ghetto avec cour commune pour les juifs, là une petite medina de courettes bien fermées pour les arabes, enfin quelques groupes d’appartements ouverts sur rue et occupés par des français. Les français étaient les maîtres incontestés du village, et malgré la nostalgie qui n’avait pas encore disparu, ils accueillaient sans récriminer les arabes et les juifs. Une rivalité possible allait cependant se manifester vers 1910 avec l’apparition , à côté du clocher, du minaret de la mosquée. Jusqu’à cette date en effet il n’y avait pas eu de mosquée à Berroughia,  elle n’avait pas été prévue à l’origine. Le village n’était pas destiné aux arabes et les musulmans ne s’en offusquaient pas. Le gouvernement français, laïque dans certaines directions seulement, voulant prouver sa libéralité, alloua des crédits pour son édification. Le choix de l’emplacement fut laborieux, la place d’honneur étant bien occupée par l’église. Et bientôt, en dehors de la place, mais à proximité immédiate de l’église on construisit une mosquée resplendissante de blancheur. L’église, à coté de sa voisine, se faisait modeste, et désormais le village pouvait vivre en même temps à l’heure de l’angélus et à celle de l’appel du muezzin. Cette dualité n’avait heureusement rien de contradictoire et la paix religieuse n’en fut nullement troublée. Les dignitaires de la mosquée et monsieur le curé faisaient ce qu’ils pouvaient pour qu’il en soit ainsi. »
 
Heureuse époque où les hommes de haine n’avaient pas encore triomphé….Et maintenant, regardez sur Google: La place est toujours là, et la mosquée, mais plus d’église…Les politiques, tant français qu’arabes, ont accompli leur oeuvre de mort…
 
« De la mer au désert, tout mon univers tenait en ces quelques mots. Les rouliers du sud parcouraient cet univers au pas lent de leurs attelages en moins d’une semaine, mais je m’imaginais mal l’existence d’une vie autre que celle contenue dans leur itinéraire. Pendant toute mon enfance je les avais vus traverser mon village, centre de toute animation qui pouvait me concerner. Du haut des crêtes, comme d’un balcon à l’abri des remous de la rue, j’avais contemplé les lourdes silhouettes de leurs chariots s’estomper dans les broussailles des dernières collines boisées….. »
 
Eh bien ! Marcel Humbert partira tout de même faire ses études à Alger, puis à Paris. Ingénieur, il fondera trés jeune une entreprise qui sera donnée en exemple lors du centenaire de l’Algérie. Patriote et Chrétien convaincu il s’opposera au marxisme en exposant la doctrine sociale de l’Eglise dans les cafés communistes de Bab-el-oued, tout en gardant une profonde estime pour son contre-maître parti se faire tuer en Espagne. Pendant la guerre, à la tête de la troisième compagnie du troisieme zouave il s’opposera à la ruée de la wermacht et sera grièvement blessé au combat. Il donnera un de ses fils à l‘Algérie Française…..et finira exilé et ruiné, loin de sa terre d’enfance, comme chacun d’entre nous………
 
R.Humbert

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